Saint-Pierre de Romainmôtier : un relais de Cluny en Suisse

C’est en 928 que l’histoire clunisienne de Romainmôtier débute. Premier monastère confié à Cluny, il est transféré par Adélaïde de Bourgogne « au vénérable et très révérend abbé Odon » (1). Devenu prieuré en 1109, le site se distingue surtout par son abbatiale, témoignage emblématique de l’influence de Cluny en Suisse romande.

Odilon, Romainmôtier et Cluny

Déjà riche de plusieurs siècles d’histoire et rattachée à Cluny sous l’abbatiat d’Odon, Romainmôtier aurait été, selon Jotsald, biographe de l’abbé Odilon, entièrement construite à l’initiative de ce dernier (2). En occultant ainsi les origines du monastère, le cinquième abbé de Cluny est présenté comme le fondateur de l’établissement.

Vue extérieure de l’abbatiale ; Intérieur, vue de la nef vers l’est

Entre 992 et 1030, il est à l’initiative de la construction d’une église dont certaines caractéristiques se rapprochent de « Cluny II », abbatiale édifiée à Cluny et consacrée en 981.

Une nouvelle chapelle, dédiée à la Vierge Marie, est par exemple aménagée à l’angle du cloître et une avant-nef à deux étages, nommée galilée (en référence à la rencontre du Christ et des apôtres en Galilée) est construite entre le dernier quart du XIe et le début du XIIe siècle.

Composée d’une chapelle dans la partie supérieure destinée à la commémoration des défunts, la galilée de Romainmôtier est caractéristique de la liturgie clunisienne (3).

Chapelle Saint-Michel

L’abbatiale et son cycle de peintures murales

En 1294, le prieuré subit un incendie dévastateur : à l’occasion de sa reconstruction, l’abbatiale est ornée de peintures murales dont les vestiges sont encore visibles sur les parois de l’avant-nef et de la nef.

L'on conserve d'une première campagne décorative, entreprise dans la nef durant l’extrême fin du XIIIe siècle, deux peintures encore conservées.

La première met en scène les trois piliers de l’Église romaine mais aussi clunisienne : la Vierge, Pierre et Paul.

À l’est, une Vierge à l’enfant fait face à l’entrée de l’église. Couronnée et assise sur un trône, elle est vêtue d’une robe rouge et d’un manteau bleu. Sur ses genoux, l’enfant Jésus, emmailloté, tend le doigt vers elle. Les apôtres, placés de chaque côté et vêtus à l’identique, portent un livre ainsi que leurs attributs respectifs, la clé et l’épée (4).

Vierge à l’enfant accompagnée des saints Pierre et Paul ; Archanges Michel et Gabriel surmonté par l’Agneau de Dieu tenant l’étendard de la croix

En face, au-dessus de la porte d’entrée de l’église, les archanges Gabriel et Michel (5) sont surmontés de l’agneau de Dieu inscrit dans un oculus et muni de l’étendard de la croix (6). Leur présence pourrait faire écho à la chapelle Saint-Michel, située à l’étage supérieur.

Galilée de l’abbatiale Saint-Philibert de Tournus

L’avant-nef conserve également les vestiges de peintures murales redécouvertes lors des restaurations de l’église entre 1899 et 1915.

Réalisées au début du XIVe siècle par le même atelier, elles s’étendent sur les voûtes et les piliers du collatéral gauche et forment un vaste programme qui invite l’esprit à un cheminement symbolique.

Sur la paroi est, le Christ du Jugement Dernier est représenté. Inscrit dans une large mandorle et entouré de deux anges porteurs d’une croix et d’une lance, il apparaît montrant ses plaies. Autour d’eux, quatre anges annoncent l’Apocalypse au son des trompettes.

À droite de la scène se dresse le Léviathan (le diable), à gauche, la Vierge Marie, intercesseur des âmes. En dessous, les damnés et les élus attendent leur jugement.

Les voûtes présentent ensuite plusieurs personnages et épisodes centraux de la Bible : d’abord, les rois et les prophètes de l’Ancien Testament, ensuite les scènes de la Genèse (création d’Eve, péché originel et chute du Paradis), les Pères de l’Église (7) puis les évangélistes (aujourd’hui disparus).

Scènes de la Genèse ; Œuvres de miséricordes

Sur la 2ème voûte, figure également saint François d’Assise et sur l’arc, sont représentées les Œuvres de miséricorde (donner à boire aux assoiffés, rendre visite aux malades, nourrir les affamés, accueillir les étrangers, habiller les dénudés, visiter les prisonniers).

La présence de François, fondateur des Franciscains, cet ordre mendiant qui prône la pauvreté et les œuvres de charité, semble faire écho à la pratique de l’aumône, rendue possible par l’accès direct à l’aumônerie depuis le rez-de-chaussée de l’avant-nef.

L’évocation des Œuvres de miséricorde, mentionnées par Jésus, rappelle dans ce contexte que les actions des hommes seront jugées par Dieu lors du Jugement Dernier.

Ainsi, les peintures murales de Romainmôtier invitent le visiteur à un pèlerinage intérieur.

L’avant-nef – ou galilée – véritable porte d’entrée vers le paradis présente un cycle de peinture qui rappelle au fidèle le comportement à adopter : en surmontant les difficultés terrestres et en respectant les enseignements de Dieu, il sera sauvé à l’issu du Jugement Dernier. Il pourra alors entrer dans l’église, espace divin, rejoindre la Vierge, le Christ, Pierre et Paul (8).

Laura Attardo
Chargée de mission scientifique - Clunypedia
Fédération Européenne des Sites Clunisiens
Doctorante à l'Université Paul-Valéry de Montpellier
Les moines de Cluny et l’image : un discours ecclésiologique à travers les manuscrits enluminés clunisiens (Xe-XIIIe siècle)
clunypedia@sitesclunisiens.org

Notes

Cette notice a bénéficié de la collaboration de Michel Gaudard, président d’honneur et ancien président de la Fédération Européenne des Sites Clunisiens et représentant de Romainmôtier, que nous remercions vivement.

(1) Le Cartulaire de Romainmôtier, PAHUD A. (éd.), Lausanne, 1998, n° 3, p. 74 81.
(2) Jotsald, Vita sancti Odilonis, éd. STAUB J., Hanovre, 1999, MGH 68, I, 14, p. 172.
(3) La galilée est mentionnée pour la première fois dans le Liber Tramitis, coutumier rédigé à Cluny entre 1027 et 1033 et destiné à l’abbaye de Farfa (Italie). Il offre un panorama exceptionnel de la vie quotidienne du monastère.
(4) Pierre est le gardien des clés du Paradis ; Paul a subi le martyre de l’épée, ordonné par l’empereur Néron.
(5) Archange : « Emprunté du latin chrétien archangelus, du grec arkhaggelos, « qui est supérieur à l’ange » (Dict. Académie Française). L’ange Gabriel est celui qui annonce la naissance de Jésus à la Vierge Marie ; Michel est considéré comme le chef de l’armée céleste, il est souvent représenté à la fin des temps, terrassant le dragon (diable) ou pesant les âmes le jour du Jugement Dernier.
(6) Oculus : « Petite baie circulaire pratiquée au sommet d’une coupole (on dit aussi Œil) ; se dit aussi parfois pour Œil-de-bœuf » (Dict. Académie Française).
(7) Sont appelés Pères de l’Église les auteurs chrétiens ayant vécu durant l’Antiquité tardive (av. VIIe siècle) et qui, par leurs écrits, ont contribué à l’élaboration de la doctrine de l’Église. On compte parmi les plus connus : Augustin, Jérôme, Ambroise de Milan, Jean Chrysostome.
(8) Sur la galilée (avant-nef) symbole du paradis : KRÜGER K., « La fonction liturgique des galilées clunisiennes…)

Illustrations
Fig. 1 : Vue extérieure de l’abbatiale (gauche) ; Intérieur, vue de la nef vers l’est (droite). Romainmôtier. © CC BY SA.
Fig. 2 : Chapelle Saint-Michel. Romainmôtier, chapelle supérieure de l’avant-nef (galilée). © CC BY SA.
Fig. 3 : Vierge à l’enfant accompagnée des saints Pierre et Paul (gauche). Nef de l’église de Romainmôtier, arc façade est. Archanges Michel et Gabriel surmonté par l’Agneau de Dieu tenant l’étendard de la croix (droite). Façade ouest. © CC BY-SA 4.0.
Fig. 4 Galilée de l’abbatiale Saint-Philibert de Tournus. © Jchancerel ; image modifiée par L. ATTARDO.
Fig. 5 Scènes de la Genèse ; Saint François d’Assise (gauche) ; Œuvres de miséricordes (droite). Avant nef, décor de la voûte et de l’arc de la 2ème travée du collatéral sud. © CC0 1.0.

Bibliographie indicative
GOLAY L., « Le Jugement dernier du narthex de l'église abbatiale de Romainmôtier », in Nos monuments d’art et d’histoire : bulletin destiné aux membres de la Société d’Histoire de l’Art en Suisse, 44‎ (1993), p. 373-382 [en ligne : https://www.e-periodica.ch/digbib/view?pid=kas-001%3A1993%3A44%3A%3A388].
HAUSSMANN, « Romainmôtier (prieuré de) », Dictionnaire historique de la Suisse [en ligne : https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/011867/2017-06-12/].
IOGNA-PRAT, D., « Odon, Romainmôtier et l'Église clunisienne des origines », in Études clunisiennes, Paris, 2002, p. 151-160 [en ligne : https://shs-cairn-info.ezpupv.scdi-montpellier.fr/etudes-clunisiennes--9782708406810-page-151?lang=fr].
KRÜGER K., « La fonction liturgique des galilées clunisiennes : l’exemple de Romainmôtier et Payerne », in BOCK N., KURMANN P., ROMANO S. et alii (dir.), Art, cérémonial et liturgie au Moyen Âge, Actes de colloque (Lausanne ; Fribourg, mars-mai 2000), Rome, 2002, p. 169-190.
KRÜGER K., « Romainmôtier », in Dossier d’Archéologie, 275 (2002), p. 96-99.
PRADERVAND B., SCHÄTTI N., « L'analyse historique des décors peints », in PRADERVAND B., SCHÄTTI N. (éd.), Romainmôtier restaurée : 1991-2001 : l’Église et son décor (XIe XXe siècle), Lausanne, 2014, p. 72-85.

Pour en savoir plus sur l’histoire de Romainmôtier :
PAHU A., Le couvent de Romainmôtier du début de l'époque clunisienne à la fin du XIIe siècle : étude archivistique, diplomatique et historique, suivie de l'édition du chartrier, Lausanne, 2018.
Vidéo datée du 2019 sur les chemins de Cluny en Suisse : https://www.rts.ch/info/culture/10441061-les-chemins-de-cluny-en-suisse-romande-ont-desormais-un-guide.html
Podcast (2014) : https://www.rts.ch/audio-podcast/2014/audio/romainmotier-25347947.html.