La Chapelle des Moines de Berzé-la-Ville : « miroir de l’Église clunisienne » (1)
À quelques kilomètres seulement de Cluny, la petite chapelle de Berzé-la-Ville renferme en ses murs un témoin exceptionnel de l’art clunisien du début du XIIe siècle. Les murs de l’abside (2) de cet édifice particulièrement cher à Hugues de Semur, affichent un somptueux décor peint, probablement commandité par l’abbé lui même et poursuivi par son successeur.

En pénétrant dans la chapelle haute, vous découvrirez la représentation d’un imposant Christ en majesté, assis dans une large mandorle au fond étoilé. Béni par la main de Dieu, qui dépose sur sa tête la couronne du martyr, il s’inscrit au centre du collège apostolique (3) divisé sur les deux extrémités du cul-de-four (4) de l’abside.
Les apôtres Pierre et Paul, piliers de l’Église et saints patrons de Cluny, sont chacun placés à la tête d’un groupe de six apôtres : à droite de l’image, tenant la clé des portes du Paradis, Pierre reçoit directement le parchemin de la main du Christ ; à gauche, Paul qui le tient déjà, reçoit quant à lui un signe de bénédiction.


« Miroir exemplaire de l’Église clunisienne » (5)
Inspiré du modèle de la traditio legis romaine, le décor de Berzé-la-Ville s’émancipe des codes iconographiques habituels. Au lieu de représenter le Christ donnant à Pierre et Paul les rouleaux de la loi, une profusion de personnages figurent à leurs côtés : l’ensemble des apôtres, des diacres et abbés, des saintes femmes et des martyrs… en tout plus d’une trentaine ornent les parties basses et latérales de l’abside ! Par l’organisation spatiale et le choix des personnages, les moines clunisiens nous invitent à un pèlerinage qui retrace les débuts de l’histoire de l’Église, des terres d’Orient à l’Occident et qui converge vers le centre de la Chrétienté, l’Église de Rome symbolisée par le Christ, Pierre et Paul.
Cependant, au début du XIIe s., le centre de la Chrétienté ce n’est plus seulement Rome… mais bien Cluny et le décor de Berzé-la-Ville l’illustre parfaitement !
En effet, l’ensemble des saints représentés occupent une place spéciale dans la liturgie du monastère, une grande partie de leurs reliques y sont d’ailleurs conservées. Le collège apostolique est mené par ses saints patrons, Pierre et Paul, auxquels le Christ confie les rouleaux de la loi. Enfin, un petit Agnus Dei auréolé, inscrit dans un médaillon au-dessus de la main de Dieu, surplombe même la composition. Symbole cher aux clunisiens, on le retrouve dans la production iconographique du monastère, mais il guide aussi les pas du visiteur qui passe par Cluny…



Ainsi figure, dans cette petite chapelle destinée à recevoir les éminents visiteurs du monastère, un programme iconographique à vocation universelle qui représente les deux centres de la Chrétienté : Rome… mais surtout Cluny.
Le programme de Berzé-la-Ville : une source exceptionnelle
Pour comprendre tout programme iconographique, il est indispensable de le lire à la lumière de son contexte de production. Celui de la Chapelle des Moines est étroitement lié à plusieurs événements majeurs, notamment la réforme grégorienne.

La réalisation du programme de la chapelle s’inscrit entre la fin du XIe et le début du XIIe siècle, période traversée par la querelle des investitures opposant la papauté de Grégoire VII à l’Empire d’Henri IV. Défenseur de la liberté de l’Eglise, Grégoire refuse notamment que celle-ci soit soumise au pouvoir de l’empereur et désire qu’elle soit placée sous la seule autorité de la papauté. Ces ambitions entraînent une série de conflits entre les deux hommes.
Dans cette lutte entre le temporel et le spirituel, Hugues de Semur, ami de Grégoire VII et parrain d’Henri IV, ne se positionne pas explicitement… peut-être en apprendrons-nous davantage grâce aux peintures de Berzé-la-Ville ?
Lire les images à la lumière du contexte historique
Une chose est frappante lorsque l’on s’intéresse à la composition des fresques de la Chapelle des Moines : l’exaltation du thème du martyre.
Originaires d’Orient et d’Occident, tous les personnages représentés sur les murs du soubassement de l’abside sont des saints martyrs persécutés entre la fin du IIIe et le début du IVe s., et sept d’entre eux étaient soldats. Au centre du groupe, saint Sébastien tient dans sa main la couronne du martyr. Les clunisiens se remémorent ici une période précise de l’histoire de l’Église, période durant laquelle les premiers chrétiens, refusant de se soumettre aux lois de l’Empire romain, ont choisi le martyre plutôt que de prendre les armes.
Cette insistance sur l’Église militante prend alors tout son sens à la lumière des événements contemporains. Réactualisée, la lutte des martyrs chrétiens de l’Antiquité devient désormais celle de l’Église grégorienne tournée vers le même ennemi : l’Empire. Cette mise en avant du thème du martyre, si cher aux yeux des clunisiens, illustre l’idée d’une victoire par la foi, et non par les armes. Persécutée à l’image de Christ, qui porte lui aussi la couronne du martyr, l’Église sortira victorieuse.
Ainsi, le décor peint de la Chapelle des Moines constitue un précieux témoignage du positionnement des clunisiens en faveur de la papauté réformée.

Laura Attardo
Chargée de mission scientifique - Clunypedia
Fédération Européenne des Sites Clunisiens
Doctorante à l'Université Paul-Valéry de Montpellier
Les moines de Cluny et l’image : un discours ecclésiologique à travers les manuscrits enluminés clunisiens (Xe-XIIIe siècle)
clunypedia@sitesclunisiens.org
Notes et lexique
- « Miroir exemplaire de l’Église clunisienne » : l’expression est de D. Russo, « Espace peint, espace symbolique… », p. 58.
- Abside : extrémité en demi-cercle d'une église, derrière le chœur.
- Mandorle : figure géométrique en forme d'amande; en particulier ovale dans lequel s'inscrivent le Christ ou la Vierge en majesté
- Le collège apostolique est formé par les douze apôtres.
- Cul-de-four : Voûte en forme de quart de sphère, rappelant la forme du four à pain.
Illustrations
Figure 1 : Christ en majesté. Berzé la Ville, Chapelle-aux-Moines, Cul-de-four de l’abside de la chapelle haute. © Guy Lerdung.
Figure 2 : Saint Paul. Berzé la Ville, Chapelle-aux-Moines, Cul-de-four de l’abside de la chapelle haute. © Guy Lerdung.
Figure 3 : Saint Pierre. Berzé la Ville, Chapelle-aux-Moines, Cul-de-four de l’abside de la chapelle haute. © Guy Lerdung.
Figure 4 : Agnus Dei. Staatsbibliothek Bamberg Msc.Patr.88, f. 19r (f. 41).
Figure 5 : Clé de voûte de la cinquième travée du narthex de l'Abbaye de Cluny. © Philippe Berthé / Centre des monuments nationaux.
Figure 6 : Médaillon de l'Agneau de Dieu sur le sol de la ville de Cluny. © Laura Attardo.
Figure 7 : Martyrs chrétiens. Berzé la Ville, Chapelle-aux-Moines, soubassement de l’abside de la chapelle haute. © Guy Lerdung.
Bibliographie indicative
CHRISTE Yves, « À propos des peintures de Berzé-la-Ville », in Cahiers archéologiques, 44, 1996, p. 77-84.
LAPINA Elisabeth, « The Mural Paintings of Berzé-la-Ville in the Context of the First Crusade and the Reconquista », in Journal of Medieval History, 31, 2005, p. 309-326 (consultable en ligne).
PALAZZO Eric, « L’iconographie des fresques de Berzé-la-Ville dans le contexte de la Réforme grégorienne et de la liturgie clunisienne », in Les Cahiers de Saint Michel de Cuxa, 19, 1988, p. 163-182.
RUSSO Daniel, « Espace peint, espace symbolique, construction ecclésiologique : les peintures de Berzé-la-Ville (Chapelle des Moines) », in Revue Mabillon, 11, 2000, p. 57-87 (consultable en ligne).
STRATFORD Neil, « Visite de Berzé-la-Ville », in Le gouvernement d ’Hugues de Semur à Cluny, Actes du Colloque scientifique international (Cluny 1988), Cluny, 1990, p. 33-56.